Point d’angoisse et point de désir

Bruno de Halleux

Que voit-on quand on regarde un tableau ? Comment le regarde-t-on ? À cette question, posée par Marlène Dumas tout au long de sa vie d’artiste, Lacan répond de façon éclairante : le plus-de-jouir qui nous saisit devant un tableau ne va pas sans une pointe d’angoisse, et cela se révèle particulièrement vrai pour le travail de M. Dumas [1].

Dans son exposition l’année dernière au Palazzo Grassi, M. Dumas montrait, en effet, dans ses œuvres ce qui ne se voit pas dans les photos et les images dont elle part. « Il s’agit pour elle de saisir, d’extraire, de mettre en évidence ce qui échappe à la vision, ce qui n’est pas vu [2] ». La peinture vise, nous dit-elle, à faire surgir la vérité au-delà de la réalité vue. Elle résume son travail en une phrase : ça parle d’histoires d’amour. Une histoire d’amour, ou plutôt une liaison entre le spectateur et le sujet de l’œuvre. Elle précise son rapport à l’art qui est, pour elle, une histoire racontée par des crapauds. Il faut les embrasser pour qu’ils révèlent leur vraie nature. Elle se compare aussi à une pie qui ramasse tout ce qui brille ou encore à un scarabée qui ramasse tout ce qui pue.

M. Dumas sait depuis toujours – ce n’est pas sans lien à sa naissance dans le pays de l’apartheid – que le monde est habité par le mal. Elle sait aussi que la méchanceté est première en l’homme et que nous sommes tous dignes de méfiance. Il faut, dit-elle, le reconnaître. Face à la contingence du réel, elle voit son travail comme ayant pour fonction de nous rendre moins craintifs face à l’inconnu. La peinture n’est peut-être qu’une façon d’apprendre à mourir.

Dans la distinction produite entre le point d’angoisse et le point de désir [3], Lacan réfère le point de désir à l’objet fantasmatique et ce point est dès lors agalmatique. Il l’oppose au point d’angoisse où le sujet a rapport avec son manque. Et il écrit que le rapport au manque « se situe au-delà du lieu où s’est jouée la distinction de l’objet partiel comme fonctionnant dans la relation du désir [4] ».

Point de désir et point d’angoisse se nouent alors de façon moebienne. « Le point d’angoisse est au niveau de l’Autre […]. Le fonctionnement du désir – c’est-à-dire du fantasme, de la vacillation qui unit étroitement le sujet au a, ce par quoi le sujet se trouve suspendu, identifié à ce a reste – reste toujours élidé, caché, sous-jacent à tout rapport du sujet à un objet quelconque, et il nous faut l’y détecter. [5] »

C’est là, me semble-t-il, la puissance et la fascination qu’exerce M. Dumas sur le spectateur. L’image ne prend vie qu’à travers le spectateur qui la regarde, elle produit un plus-de-jouir dans la boucle que le circuit de la pulsion opère dans la tension entre angoisse et désir.


Références

[1] Ce court texte est un instantané qui fait suite au travail de Pascale Simonet dans un cartel/séminaire « Le dire de l’art », le 21 mars dernier.

[2] Ulrich Loock, « L’origine de la peinture », catalogue de l’exposition Open-End, Paris, Pinault Collection, p. 235.

[3] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 273 & sv.

[4] Ibid., p. 271.

[5] Ibid., p. 273.