L’état d’exception sanitaire et l’angoisse de se réduire à son corps

Natassa Katsogianni

« Ce qu’on pourrait appeler le “seuil de la modernité biologique” d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d’être vivant est en question ».

Michel Foucault [1]

 

L’état d’urgence sanitaire (confinement, couvre-feu, passe sanitaire, dépistage, etc.) qui a été imposé pendant la pandémie a eu un impact considérable sur un large éventail de dimensions sociales et a profondément affecté les conditions de notre vie. Le concept foucaldien de biopouvoir, d’un pouvoir sur la vie, a été largement employé pour interpréter la mise en place d’une machinerie politique de gestion du vivant sans précédent dans l’histoire humaine.

Le malaise produit n’a pas laissé le corps tranquille. Non seulement nous avons eu peur de tomber malade et de mourir ou de contaminer et éventuellement de perdre l’un de nos proches, mais aussi nous avons ressenti l’angoisse, ce sentiment particulier qui se situe ailleurs, et dont nous parle Lacan dans La Troisième : « le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps [2] ».

Le dispositif des restrictions de la vie quotidienne, mis en fonction afin de protéger le corps social, a ciblé le corps individuel, le plaçant sous un contrôle minutieux. Non seulement nous avons été obligés de nous isoler, c’est-à-dire de nous réduire matériellement à notre corps, restreints à domicile et exilés d’une cité endormie (les lieux de loisir et de travail étant fermés, et les rassemblements publics interdits), mais aussi nous avons été investis d’un nouveau type d’identité, « une identité sans personne [3] », réduite à des données biologiques (être vacciné ou pas). Notre expérience de la mort et du deuil a été également touchée lorsque l’accompagnement des malades dans les hôpitaux et les rites funéraires ont été sacrifiés au nom de la protection de la santé publique. La dimension hautement symbolique de la sépulture – où « le corps mort […] garde ce qui au vivant donnait le caractère : corps », et « corpse reste, ne devient charogne [4] » – a été perturbée. 

La pandémie a mis en lumière la « vie nue [5] » que Giorgio Agamben pose sur la base de l’habeas corpus de nos démocraties en révélant en même temps un corps amorphe, voire une chair avant l’empreinte du signe qui la dévitalise [6]. Cette chair dont nous parle Lacan à propos du rêve freudien de l’injection faite à Irma pour indiquer l’émergence du réel et l’objet d’angoisse par excellence : « la chair qu’on ne voit jamais, le fond des choses, l’envers de la face, du visage, les secrétats par excellence, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu’elle est souffrante, qu’elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l’angoisse. Vision d’angoisse, identification d’angoisse, dernière révélation du tu es ceci – Tu es ceci, qui est le plus loin de toi, qui est le plus informe. [7] »


Références

[1]Foucault M., Histoire de la sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976, p. 188.

[2]Lacan J., La Troisième, Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 40.

[3]Agamben G., « Identité sans personne », Nudités, Paris, Rivages, 2009. p. 81-94.

[4]Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 409.

[5]Agamben G., Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997.

[6]Miller J.-A., « L'inconscient et le corps parlant », Le réel mis au jour, au XXIe siècle, Paris, École de la Cause Freudienne, 2014, p. 311. Cf. également dans La Cause du désir, no 88, février 2015, p. 109.

[7]Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 186.