Antigone, Pandore, Greta … et nous ?
Violaine Clément
Πολλὰ τὰ δεινὰ κοὐδὲν ἀνθρώπου δεινότερον πέλει·
Il existe beaucoup de δεινά et rien de plus δεινόν que l’homme.
Sophocle, Antigone [1]
Quand les vieillards de Thèbes, jamais à court de lieux communs, entonnent l’éloge de l’anthrôpos, capable du meilleur (et du pire), Antigone, la pasionaria du désir, la Greta Thunberg du ve siècle avant J.-C., n’a pas encore été attrapée par Créon. Il vient de cracher toute sa colère, son orgè, contre l’argent, contre les méchants, contre les autres… S’ensuit un savoureux dialogue avec le garde qui se termine par les mots de ce dernier : ἦ δεινὸν ᾧ δοκῇ γε καὶ ψευδῆ δοκεῖν. Il est terrible, quand on se fait des idées, de ne s’en faire que de fausses. La coupable, c’est elle, la bien-nommée Anti-gonè dont le nom dit le destin : contre la descendance. Eh bien, oui ! Ne plus faire d’enfants, voici ce qu’elle peut faire de mieux. La pièce d’Antigone est entièrement orientée par le désir de mort de la vierge, ce résidu d’une famille des Labdacides, les boiteux, la fille d’Œdipe, l’incestueux aux pieds enflés.
Ce signifiant, deinos, qu’on retrouve dans le dinosaure, est ambigu : merveilleux, et terrible. Comme les dinosaures, les Trumains sont-ils appelés à disparaître ? Pour contrer le désir de mort, trop humain, visible depuis la nuit des temps dans les guerres, dans les inventions des sorciers, des mages et des scientifiques, que vient dire la version moderne du discours écologique ? Le mythe de Prométhée qui vole le feu pour réparer l’erreur de son frère d’avoir fabriqué des petits êtres sans défense anticipe la menace nucléaire. À la misogynie des Grecs et d’Hésiode qui créa Pandore, répondrait la haine que suscitent les écoféministes.
Dans un monde habité par ces terribles discours apocalyptiques, que peut-on dès lors espérer ? Il est tentant de tout laisser tomber, de ne rien vouloir en savoir, de continuer à vivre comme si de rien n’était, comme des zombies [2]. Orientés par la psychanalyse, nous savons qu’il est aussi impossible de vivre à reculons que de connaître l’avenir. Que pouvons-nous espérer ? « Espérez ce qu’il vous plaira [3] », répondait Lacan, qui n’ignorait pas que Elpis, l’Espoir, divinité malfaisante, était le dernier des maux enfermés dans la jarre que Pandore n’aurait pas dû ouvrir, et qu’elle avait, sur l’ordre de Zeus, laissée au fond de la jarre. Faute d’espoir, à chacun son hérésie : Antigone a choisi d’être « antipolitique [4] » et a payé son choix de sa mort, Greta a choisi de vivre selon la lecture du monde que lui a transmise son grand-père, et ouvre une voie. Puisse cette crise écologique nous réveiller, une par une, et tous ensemble, de notre increvable désir de dormir.
Références
[1] On lira avec intérêt le commentaire qu’en fait Paolo Fedeli dans Écologie antique. Milieux et modes de vie dans le monde romain, Infolio, Paris, 2006.
[2] C’est ainsi que Iegor Gran qualifie les Russes qui ne veulent rien savoir du discours dans lequel ils sont pris. Cf. Gran I., Z comme zombie, p.o.l, Paris, 2022.
[3] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, p. 542.
[4] N. Loraux ajoute des guillemets à cette épithète. Cf. Sophocle, Antigone, Paris, Les Belles-Lettres, 2002, introduction, p. 40.