Le hors-discours de la civilisation hypermoderne
Thomas Van Rumst
Dans « Une fantaisie », Jacques-Alain Miller relève que la civilisation hypermoderne converge avec le discours analytique et que cette convergence est la conséquence de l’exercice de la psychanalyse depuis un siècle : « La psychanalyse, qui est, si je puis dire, un socratisme mâtiné de cynisme, a fait trembler tous les semblants sur lesquels reposaient les discours et les pratiques, elle a dévoilé par là ce que Lacan appelait l’économie de jouissance. Eh bien, maintenant, la dérision et le cynisme sont passés dans le sociel, avec juste ce qu’il faut d’humanitaire pour voiler ce dont il s’agit. [1] » Cette montée au zénith sociel est donc inscrite depuis l’introduction de la psychanalyse dans la civilisation. Nous connaissons, tous, ces lignes qui ouvrent la Traumdeutung, et qui sont une citation de Virgile : Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je saurai remuer le monde souterrain. Et, en effet, qu’est-ce qu’on a remué depuis !
Aujourd’hui, on touche au ciel. Les satellites et la voix du GPS nous guident davantage que la grand-route du signifiant [2]. Les discours de la science et du capitalisme ont supplanté le discours de l’inconscient, dit du maître, pour nous inonder de gadgets dont plus personne ne peut se passer, et par rapport auxquels nous sommes dans une servitude totale et bien volontaire.
Mais qu’est-ce qu’un discours selon Lacan ? C’est un appareillage qui traite le langage. Un discours fonctionne comme point de capiton et produit ou sépare un plus-de-jouir. Le langage a besoin d’un traitement et les tentatives actuelles de l’écriture inclusive et de la réécriture des livres pour enfants le montrent très bien. D’un côté, le sens ne couvre pas suffisamment le champ, de l’autre un trop de jouissance est à éliminer. Nous sommes loin ici du mot considéré comme meurtre de la chose : le signifiant, au contraire, « c’est la cause de la jouissance [3] ».
Un discours articule donc sens et réel, tout en les séparant : il détermine les éléments qui sont à articuler et ceux qui sont à séparer. Le discours du capitaliste, quant à lui, ne sépare pas la jouissance du discours, il la réinjecte dans un circuit qui ne connaît pas d’entraves, par une torsion qui rétablit la copulation du sujet avec son plus-de-jouir, là où le discours du maître les séparait [4].
Le sujet contemporain ne souffre plus aucune des entraves imposées par son assujettissement au signifiant, qui est ordinairement pris en charge par un discours et en passe par son corps. D’où les cris contre la domination et la violence dès lors qu’un discours opère et qu’il s’agirait de s’en libérer.
Mais la liberté réclamée aura son prix. Plutôt, nous commençons, aujourd’hui déjà, à payer le prix pour la liberté dont nous jouissons depuis quelque temps. L’urgence climatique en est l’exemple planétaire. Au niveau de la clinique, ce sont les troubles alimentaires, les addictions, les attaques de panique, etc., qui incarnent le malaise hors discours des sujets libérés du signifiant, livrés à leurs corps. En ce sens, le monde de la civilisation hypermoderne est hors discours. Seul le discours de l’analyste, à exclure la domination [5] et à mettre au poste de commande l’immonde, permet au sujet de lire l’économie de la jouissance qui domine son monde.
Références
[1] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental, no 15, février 2005, p. 21.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre iii, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 330.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre xx, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 27.
[4] Miller J.-A., « Jouer la partie », La Cause du désir, no 105, juin 2020, p. 26-27.
[5] Lacan J., « Lacan pour Vincennes ! », Ornicar ?, no 17/18, printemps 1979, p. 278.