Le regard et la honte contemporaine
Luc Vander Vennet
« Regardez-les-jouir [1] » : c’est ainsi que Lacan s’adresse aux étudiants dans son Séminaire L’envers de la psychanalyse. Il y ajoute qu’ils jouent « la fonction des ilotes [2] ». Qui sont ces ilotes ? Ce sont des esclaves qui servent les Spartiates pendant leur éducation militaire. Ils sont maltraités pendant des rituels. On les force à boire de grandes quantités de vin pur pour s’enivrer et danser de manière grotesque pendant des repas publics, afin de montrer aux jeunes ce que c’est que l’ivresse.
Lacan veut démontrer aux étudiants les conséquences, sur le plan de la honte, du passage du discours du maître à ce nouveau régime du maître perverti. Le regard de l’Autre qui fait honte et limite la jouissance est devenu un regard qui jouit du spectacle de jouissance qu’est devenu le monde. Là où les étudiants pensent s’être libérés du Maître, des interdits et des idéaux, et pouvoir jouir sans limite, ils seront montrés par ce régime comme les ilotes, objets d’une honte de vivre gratinée.
Ce séminaire date de 1969. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le regard contemporain est devenu celui d’internet. Regardez-les-jouir tient le coup. Avec un seul clic, on a accès à un menu pornographique illimité. Tout un chacun peut poster pour tout le monde et sans honte les gadgets dont il dispose, les évènements auxquels il participe et tous les bonheurs de la vie. C’est l’époque du self-made-selfie-man, de l’auto-promotion d’un moi fabriqué qui cherche à couvrir la division inaugurale du sujet. L’effacement d’un regard qui fait honte n’est pas sans cette autre face de la médaille du retour dans le réel d’un regard qui vise à vous réduire à une honte de vivre gratinée. C’est dont témoigne une patiente qui n’ose plus sortir parce qu’elle se sent regardée de partout après qu’un ex a distribué des photos compromettantes d’elle. Une jeune enseignante, un garçon de 14 ans et d’autres se suicident après avoir découvert des photos nues d’eux-mêmes qui circulent sur internet. Des commerçants voient leur chiffre d’affaires chuter après que des commentaires ont stigmatisé leur commerce de manière indélébile. Dans son livre La Honte ! [3], Jon Ronson en donne toute une série d’exemples. Un tweet malheureux, une remarque de mauvais goût, un petit plagiat et le monde entier peut vous tomber dessus sur les réseaux sociaux. Il s’interroge sur cette nouvelle forme d’humiliation publique où l’on cherche à pointer du doigt la jouissance mauvaise chez les autres.
Plusieurs boîtes de nuit interdisent de filmer à l’intérieur ou demandent de laisser les smartphones à l’entrée. Tout un nouveau marché de la honte apparaît. Des sites spécialisés offrent leur service pour effacer toutes vos traces honteuses sur la Toile. Stop Non-Consensual Intimate Image Abuse fait disparaître toutes les photos et les films compromettants. Take it down est le dispositif le plus récent qui permet aux jeunes d’effacer les photos nues. Lorsque le regard imaginé au champ de l’Autre ne fait plus honte, un regard revient du réel qui nécessite des inventions pour limiter une honte gratinée.