Faire couler le sang
Nassia Linardou
« De même que j’ai abordé l’inconscient par le Witz, j’aborderai […] l’angoisse par l’Unheimlichkeit. [1] » Lacan considère que notre expérience de l’Unheimlich, par trop fugitive dans la réalité, s’appréhende de manière plus stable et articulée dans le champ de la fiction littéraire [2]. Aussi, suivant les traces de Freud, il privilégie, pour l’étude de l’Unheimlich, la fiction littéraire.
L’expérience de la guerre menée par l’armée grecque en Asie Mineure au début du xxe siècle a eu une incidence décisive sur les héros des neuf courtes nouvelles de Démosthène Papamarkos, qui parurent en 2014 sous la forme d’un recueil intitulé Gjak. Ce titre se réfère au Canoun, le code médiéval albanais qui stipule que la vengeance devra faire couler le sang de l’ennemi. En français, Gjak signifie « sang », « parent de sang », « race ». Ce livre, hétérodoxe, a fait grande impression lors de sa sortie en Grèce, et a reçu un éloge unanime de la critique. Il est écrit dans une langue idiomatique, empruntée à la langue albanaise en usage dans les communautés établies en Grèce dans la période qui s’étend des guerres balkaniques à la fin de la guerre civile grecque dans les années 40. L’ouvrage inscrit ainsi l’histoire dans la littérature, en particulier l’histoire des Balkans, éminemment violente entre 1918 et jusqu’à la signature du traité de Lausanne en 1923.
Le dernier texte du recueil raconte l’histoire du soldat Argyris décoré à son retour du front, au lendemain de dix années passées à la guerre. Mais, à l’instar des héros de la guerre de Troie, son retour au pays, son nostos, n’est pas heureux. De nouvelles épreuves l’attendent. En effet, alors que sa communauté l’accueille et offre un grand repas en son honneur « tout comme s’il s’agissait d’un mariage [3] », on l’invite à raconter la guerre, et il en dit toute l’horreur et la cruauté. Avec force détails, il relate les humiliations, les tueries et les viols commis sur les populations civiles – auxquels il a pris part. Il suscite alors le malaise, devient lui-même l’objet immonde, et provoque l’angoisse des convives. Le sang fait retour, et son odeur se mêle à celle des viandes servies au repas. Les convives, à la grande surprise d’Argyris, quittent alors la table. À son père qui lui demande « combien de sang d’innocents as-tu fait couler mon fils ? », il répond : « Père, la raison d’être du sang est de couler [4] ».
Le sang, corps de l’Unheimlich, leste les mots de ce personnage de fiction dont la jouissance n’est pas voilée – ce qui suscite l’angoisse. La nouvelle raconte qu’Argyris se sentira dès lors poursuivi par « la saleté » du tueur. Il lui devient impossible de vivre dans sa communauté, et il décide d’émigrer. Bien des années plus tard, un compatriote, le narrateur de la nouvelle, le retrouve aux États-Unis. Argyris est employé aux abattoirs de la ville de Chicago et tue des animaux en série : il est knocker. C’est ainsi qu’il a « socialisé » sa saleté. Le narrateur témoigne combien il frissonnait de malaise quand il s’approchait d’Argyris qui exhalait l’odeur du sang tout comme, dit-il, « les bouchers qui avaient beau se laver et ne cessaient de dégager l’odeur qui ne les quitte jamais [5] ». L’emprise du sang, jouissance létale et trauma, s’est faite, dans le cadre de cette fiction, trace d’une vie.