Constructions, ou le moment où cela cesse de ne pas s’écrire

Markus Zöchmeister

Dans le Malaise dans la civilisation[1], Freud décrit l’émergence du surmoi en deux temps. Dans un premier temps, avant l’établissement du surmoi, la peur de perdre l’amour de l’autorité conduit au renoncement des désirs pulsionnels. L’autorité est alors extérieure et le renoncement doit assurer l’amour de l’Autre. Dans ce premier temps, l’autre semble encore trop réel. Dans un deuxième temps, l’autorité, sous la forme du surmoi, est devenue intérieure. Le renoncement n’a plus d’effet pleinement libérateur. L’agressivité est introjectée et se retourne contre le moi sous la forme du surmoi. Ces deux étapes correspondent à la succession d’un temps logique avant et après l’établissement du surmoi.

Dans son séminaire sur l’angoisse, Lacan[2] parle de trois temps logiques : le temps de la jouissance, le temps de l’angoisse et le temps du désir. Dans le chapitre XIII, il dit du temps de l’angoisse qu’il passe inaperçu dans l’écart entre la jouissance et le désir. C’est un temps qui ne peut qu’être reconstruit dans l’analyse. Et il se réfère ici à l’analyse de Freud de la représentation fantasmatique de « Un enfant est battu », où le deuxième temps, tout aussi élidé, ne peut être appréhendé dans l’analyse que par une construction.

Avec le Séminaire X, nous pouvons maintenant dire qu’entre les deux temps logiques que Freud formule dans le Malaise, il doit également se trouver un écart qui nous échappe.

Dans le septième chapitre du Malaise, Freud s’interroge sur l’origine du sentiment de culpabilité. Il demande quel est l’objet de la culpabilité qui afflige le sujet, et distingue ainsi la réponse du psychologue de celle de l’analyste. Alors que le psychologue situe l’objet dans un acte réel du sujet, pour l’analyste l’objet est un plaisir abandonné par amour pour l’Autre, dont le sujet ne sait plus rien.

Cet objet est un objet perdu et le lieu topologique de cette perte se situe, selon moi, dans cet écart qui s’ouvre entre les deux temps. Lacan ouvre pour nous cet écart, et il y place d’abord la Chose de Freud. Un peu plus tard, l’élaboration logique de cette Chose donne lieu à l’objet petit a de Lacan. Dans le Séminaire X, avec l’algorithme de la division du sujet, Lacan donne à cet objet un temps logique, le temps de l’angoisse, et donc une place topologique.

C’est donc dans cet écart que se situe l’objet petit a de toute notre attention, comme Daniel Roy[3] l’a souligné dans son argument en attirant notre attention sur lui. Ce faisant, il nous a également mis au diapason du temps de l’angoisse qui est le point de rencontre impossible où le sujet se heurte à l’Autre aussi bien dans l’analyse freudienne que dans l’analyse lacanienne. L’objet n’est plus aujourd’hui celui du manque, indiqué par Freud et élaboré par Lacan, mais c’est l’objet d’un plus-de-jouir de l’Un-tout-seul qui est au centre de notre malaise. Nous sommes ainsi appelés à réécrire la clinique de l’angoisse avec des données cliniques que nous recueillons, chaque jour où cet écart s’ouvre et se referme dans nos cabinets de consultation. Dans ce gouffre palpite un inconscient, tel que Lacan l’introduit dans le deuxième chapitre du Séminaire XI, un inconscient qui cesse de ne pas s’écrire, qui surgit à chaque rencontre véritablement analytique.


Références

[1] Freud, S., Le Malaise dans la civilisation, Paris, Points Seuil, 2010.

[2] Lacan, J., Le Séminaire, Livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004.

[3] Roy, D., « Malaise et Angoisse dans la clinique et dans la civilisation », une introduction au Congrès de la NLS 2023


object, objetJames Fisher