Du petit (a) au grand tas

Geert Hoornaert

 

Im-monde, notre monde ? C’était indubitablement le cas au temps de Freud, qui notait que cette vie, pour qu’elle soit supportable, exige des sédatifs [1]. Au point où on est, c’est dans l’a-monde qu’on réside, non pas parce qu’on en serait, comme la pierre heideggérienne, « privé », mais parce qu’on est positivement situé dans un lieu que la montée des sédatifs au zénith a topologiquement déchiré.

Cet a-monde, prenons-le comme le monde gouverné par l’a, cet objet dont Freud inscrit un éloge au cœur de son Malaise. En affirmant que le réel de la vie serait intenable sans que l’objet a se place au cœur de notre exil, il reprend ses développements antérieurs [2]. La préservation de la vie exige que les pulsions, forces constantes dans le corps, se détournent vers le monde extérieur. C’est dans ce mouvement, qui « soustrait la substance excitée à l’effet de l’excitation » [3], que l’objet surgit : il permettra de situer le plus intime dans le social, et de former le terrain où individu et culture se disputeront la satisfaction. Bienfaiteur psychique pour l’individu, l’objet façonne aussi l’Autre de la culture, d’où il pourra récupérer, comme si elle était le mégastore de son intimité, les substituts consolants de l’objet chu.

Cette importance de l’objet explique la place de la production dans toute société. Les économies se greffent sur la demande interne, et aucun ne le fait plus astucieusement que le marché capitaliste. En écartant l’obstacle du maître, sa production se branche directement sur la volonté du sujet que rien ne refrène [4]. Prévalent alors l’incitation et le commandement de l’offre ; production à gogo d’objets que le Moi veut incorporer [5], mais qui, loin de remplacer « l’objet a fatidique » [6], « répandent le manque-à-jouir sur toute la surface du globe » [7]. Cette désinhibition productive qualifie un malaise sérieusement modifié par rapport au malaise que Freud fait pivoter autour du refoulement [8]. Il change de fond en comble les rapports du sujet aux trois sources de souffrance inventoriées par Freud : le corps, les rapports sociaux, la soi-disant nature.

Déjà « dieu-prothèse » [9] au temps de Freud, l’homme est maintenant une force géophysique, dont l’impact planétaire rivalise avec les forces de la nature. Nouveau destin de la libido d’objet ! Nous ne sommes plus à l’époque d’interdiction où l’angoisse signalait l’accumulation d’excitations internes. Aujourd’hui, c’est la nature qui s’excite, et cela nous effraie aussi.

L’angoisse freudienne, signal de dangers « internes » [10], se double ainsi d’un jumeau corrélé au Réel comme « le possible […] par excellence » [11]. Bactérie manipulée, bombe atomique ou iPhone, l’objet a muté ; de chose résultant d’un savoir-faire, il est devenu appareil produit par le calcul, qui fait « foisonner le réel d’une façon toute spéciale » [12]. Mangé par l’encombrement de ces appareils, le monde « n’est plus fait pour l’homme, dans la mesure même où il est de plus en plus fait par l’homme » [13]. Comment alors s’y retrouver ? Où le corps doit-il se glisser quand labitat « de l’homme-volte [est] devenu labyrinthe dont l’homme ne sort pas » [14] ? Et où le sujet pourra-t-il loger ses formations à lui, quand la science et le marché n’offrent nul discours pour faire lien social ?

Historiquement, notre « monde » n’a jamais eu à se soucier de la « planète ». L’autoritarisme et le nativisme, les enjeux de la transition énergétique, les crises sanitaires et guerres géostratégiques, la perte de biodiversité, la pénurie d’eau ou les excès de méthane, la justice climatique et ses aspects financiers, tous ces phénomènes portent la marque de l’intrusion de la « planète » au sein du polis, qui désoriente les politiques. Le marché voit des opportunités, mais la communauté est sous tension. Une paranoïa sociale se fait jour, où les « empreintes » se surveillent de près ; des prescriptions de modes de vie frisent la xénophobie ; les influenceurs promeuvent des modes de jouir variablement « bruns » ou « verts » ; les populistes vendent leurs phobies des choses fluides comme restauration de la nature ; et des petits Moi, las de la course au progrès [15], se libèrent des liens, renforçant, off the grid, l’anomie qu’ils dénoncent ; le complotisme, qui pousse le nouveau dico vers un « je pense donc cela est », crie à la manipulation, au moment même où la civilisation sans Maître est impuissante à réguler.

Comme les forces de la nature sont source de souffrance, il est donc mieux, notait Freud, « de passer, à l’aide de la technique guidée par la science, à l’attaque de la nature et à la soumettre à la volonté humaine » [16]. Un virus vient de nous le rappeler. Mais de cette nature transformée en « pot-pourri de hors-nature » [17], cette protection de la technique nous revient en boomerang. Ne serait-ce pas parce que quelque chose a été refusé que ça s’agite et nous réchauffe ? Freud nous donne une indication. « Tempérée et domptée, en quelque sorte inhibée quant à son but, la pulsion destructrice doit procurer au Moi sa domination sur la nature » [18]. Ce Moi y est allé comme sous l’emprise d’un Münchhausen par procuration, et cette désinhibition a réveillé une partie tierce qui s’immisce dans « la querelle pour la répartition de la libido » [19]. Parlant au nom d’un malaise dans son domaine, la nature revendique sa part de satisfaction, et en nous forçant à « décroître », c’est comme si elle s’était installée dans le siège devenu vacant avec le discours capitaliste : le siège de « l’obstacle » et du « garde-fou » [20], d’où la culture d’hier soumettait la satisfaction à des tempérances [21].

Décroître, le sujet ? Il suffit de regarder l’inventaire freudien des sédatifs : il n’y a aucun état zen du sujet. Tant que le manque-à-être active incessamment le désir de « croître » via les objets qui doivent lui permettre de répéter sa fuite hors de lui-même, cette aspiration vitale continuera à se mêler sans accroc à la pulsion de mort. C’est dans cette propulsion, qui colore entièrement – « les relations des hommes à la propriété » [22] – que l’analyste peut s’insérer, pour la rompre. En condensant sur lui la libido qui erre vers les objets en toc, il donnera occasion au sujet de construire un rapport plus libre à sa propriété première, qui est de manque.


Références

[1] Cf. Freud S., Le Malaise dans la civilisation, Traduit de l’allemand par B. Lortholary, Présentation et notes par C. Leguil, Paris, Seuil, coll. Points, 2010, p. 61.

[2] Notamment dans « Pulsions et destins des pulsions » (1915) et « Pour introduire le narcissisme » (1914).

[3] Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio, 2008, p. 13.

[4] Voir les développements limpides de Jacques-Alain Miller, « Jouer la partie », La Cause du désir, no 105, juin 2020, p. 17-29.

[5] Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », op. cit., p. 38.

[6] Lacan J., « D’une réforme dans son trou » (1969), La Cause du désir, no 98, mars 2018, p. 13.

[7] Miller J.-A., « L’avenir de Mycoplasma laboratorium », La lettre mensuelle, no 267, avril 2008, p. 12.

[8] Cf. Miller J.-A, « L’ère de l’homme sans qualités », La Cause freudienne, no 57, juin 2004, p. 92.

[9] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 87. Avec ce terme, Freud décrit l’homme pourvu d’organes auxiliaires, qui sont les outils techniques qui se branchent sur son corps pour en augmenter la puissance.

[10] Accumulation d’excitations, désarroi, perte d’objet, sévérité du Surmoi, castration.

[11] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 272.

[12] Miller J.-A., « L’ère de l’homme sans qualités », op. cit., p. 92.

[13] Ibid., p. 96.

[14] Lacan J., « L’étourdit » (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 455.

[15] Lacan J., « Entretien au magazine Panorama » (1974), La Cause du désir, no 88, octobre 2014, p. 167 : « Cette grande lassitude, la vie comme conséquence de la course au progrès. »

[16] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 65.

[17] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 12. Voir l’élaboration de J.-A. Miller : « Capitalisme et science se sont combinés pour faire disparaître la nature et […] ce qui reste de l’évanouissement de la nature est ce que nous appelons le réel, c’est-à-dire un reste, par structure, désordonné. » in « Le réel au xxie siècle », La Cause du désir, no 82, octobre 2012, p. 92.

[18] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 134.

[19] Ibid., p. 166.

[20] Miller J.-A., « Jouer la partie », op. cit., p. 27.

[21] Différence : il sera plus compliqué de négocier avec ce retour du surmoi dans le réel qu’avec un Maître.

[22] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 170. Notons qu’après avoir rejeté tout programme idéaliste – éthique naturelle, religion, idéologie socialiste – comme réponse au malaise, Freud ne situe une amélioration possible que dans « un changement réel dans les relations des hommes à la propriété ».