Les défis du vivant
François Ansermet
« Le chemin suivi par la civilisation aujourd’hui montre que le plus-de-jouir ne soutient pas seulement la réalité du fantasme,
mais qu’il est en passe de soutenir la réalité comme telle. Cela peut se traduire, si l’on veut, dans les termes
d’une réalité devenue fantasme. »
Jacques-Alain Miller, « Jouer la partie », La Cause du désir, no 105, p. 26.
Freud distingue deux versions de la pulsion de mort : soit elle est destructrice, soit elle agit intérieurement, comme si elle devait rester muette [1]. Serions-nous dans une époque nouvelle qui les implique toutes deux, parallèlement ? Si la destructivité dans le monde est évidente, la version silencieuse de la pulsion de mort impacte le vivant : elle l’affecte soit directement, soit à travers des dispositifs technologiques qui veulent substituer, remplacer le vivant par l’inanimé.
Qu’est-ce que le vivant ? Qu’est-ce que la vie ? Faut-il les distinguer ? Pour Lacan, le phénomène de la vie nous reste complètement impénétrable et « continue à nous échapper, quoi qu’on fasse [2] ». On éprouve la vie parce qu’on est vivant, mais aussi paradoxalement parce qu’on est mortel [3]. Tel est le paradoxe de la vie et du vivant, qu’on retrouve au cœur du malaise et de l’angoisse.
Les technologies propres à la robotique, à l’intelligence artificielle, au numérique [4] introduisent un rapport à la vie qui implique au premier plan la présence de l’inanimé. Mais s’agit-il d’un retour à l’inanimé [5], comme celui que Freud mettait au principe de la pulsion de mort ?
Selon Freud, le passage de l’inanimé à la vie procède d’une « force » encore inconnue, qu’on ne peut se représenter [6]. C’est ainsi qu’avec l’apparition de la vie survient indissociablement cette tendance à la mort, que Freud désigne comme une pulsion de mort « apparue du fait que la substance anorganique a pris vie [7] ».
On pourrait dire que le défi du vivant consiste à lutter contre une tendance à la mort incluse dans la vie elle-même, contre « ce qui, dans la vie, peut préférer la mort [8] ».
Que devient l’inanimé aujourd’hui ? Il nous apparaît dans une tendance à l’hybridation, comme avec le projet Neuralink d’Elon Musk, ou dans d’autres perspectives qui visent à augmenter l’humain en le greffant sur des dispositifs technologiques qui voudraient en faire un « dieu prothétique [9] », jusqu’au cyborg [10]. Ce qui pose la question de savoir quelle est la limite entre le sujet, le vivant, et la machine. Lacan, quant à lui, pose « l’introduction du vivant à l’existence du sujet [11] ». Pourrait-on en faire de même pour le numérique ?
Au-delà de l’hybridation, on se dirige aussi vers la création directe d’une vie artificielle, sans vivant, avec la volonté de mettre de la vie dans l’inanimé, comme le robot « Sophia » – construit à partir des traits et des mimiques d’Audrey Hepburn – présenté à l’onu lors d’un discours sur l’intelligence artificielle.
Une machine peut-elle devenir humaine, comme dans le mythe de Pygmalion, ou dans la version de Rousseau, cette étonnante scène lyrique où le sculpteur voudrait vivre dans sa Galathée : « Ah ! que je sois toujours un autre, pour vouloir toujours être elle [12] ». Se perdre dans l’Autre, c’est aussi ce que propose le Métavers à travers des espaces virtuels partagés, permettant d’être à la fois ensemble et séparés [13].
Ce type de perspective est aussi utilisée aujourd’hui pour prolonger le vivant au-delà de la mort, à travers des dispositifs artificiels, en créant une réalité virtuelle dans le but de retrouver ceux qui ne sont plus [14]. Plus encore en créant des dispositifs technologiques incarnant le vivant disparu, à travers des deadbots, doubles d’une personne disparue. Ces dernières avancées technologiques conduisent à la tentation de se prolonger soi-même, au-delà de soi, à travers des jumeaux numériques (digital twins), vers une illusion d’immortalité.
Sommes-nous à l’ère d’un triomphe de l’inanimé sur le vivant, ou au contraire une nouvelle version du vivant s’invente-t-elle à partir de l’inanimé ? On ne peut maudire son époque ! La vie en elle-même est peut-être en train de se réinventer. Lorsque le malaise envahit la scène à partir d’une réalité devenue fantasme, l’angoisse reste une butée dont on peut faire un usage paradoxal dans la psychanalyse, vers une ouverture possible. Passer d’une angoisse pétrifiante à une angoisse subjectivante, tel est le pari de la psychanalyse, pour aller au-delà du malaise, pour permettre au sujet d’inventer ses propres réponses. Angoisse ou création : quels qu’ils soient, les défis du vivant sont aussi des défis pour la psychanalyse. À nous de les relever, au cas par cas, par-delà toute illusion technologique.
Références
[1] Freud S., Abrégé de psychanalyse, Paris, puf, 1992, p. 9.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre ii, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1978, p. 96.
[3] « Car il ne suffit pas d’en décider par son effet : la Mort. Il s’agit encore de savoir quelle mort […], celle que porte la vie ou celle qui la porte. » Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 810.
[4] Forestier F., Ansermet F., La dévoration numérique, Paris, Odile Jacob, 2021.
[5] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, « Petite bibliothèque Payot », Payot & Rivages, 2001, p. 91.
[6] « Il advint un jour que les propriétés de la vie furent suscitées dans la matière inanimée par l’action d’une force qu’on ne peut encore absolument pas se représenter », Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, op. cit., p. 91.
[7] Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », op. cit., p. 123.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre viii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 124.
[9] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1971, p. 39. (Merci à Dominique Rudaz de m’avoir rappelé cette citation de Freud.)
[10] Hoquet T., Cyborg philosophie, Paris, Seuil, 2011.
[11] Lacan J. « Fonction et champ de la parole et de langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 280.
[12] Rousseau J.-J., « Pygmalion, scène lyrique », Œuvres complètes, ii, « La Pléiade », Paris, nrf, Gallimard, 1964, p. 1228.
[13] Devers N., Les liens artificiels, Paris, Albin Michel, 2022.
[14] Comme cette mère qui retrouve dans environnement virtuel, l’avatar de sa fille décédée à l’âge de sept ans : https://creapills.com/coree-realite-virtuelle-mere-fille-deuil-20200211