Peur de la peur
Claudia Iddan
Dans Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud affirme que la souffrance nous menace de trois côtés : dans le corps, du côté du monde extérieur et dans nos rapports avec les autres humains. En ce qui concerne le côté corps, il ajoute : « [le] propre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse [1] ». Freud met l’accent sur le malheur dans la vie et affirme que le « bonheur » est sporadique, que l’on peut seulement jouir intensément du contraste entre le programme du principe du plaisir, presque irréalisable, et les moments de satisfaction. Ce contraste-conflit constant se manifeste par l’angoisse ou la douleur. Bien que la mort et la pulsion de mort soient toujours présentes dans l’appareil psychique, il est tout de même intéressant de trouver dans cette œuvre les termes de déchéance et de dissolution du corps qui résonnent avec un paragraphe du texte La troisième de Jacques Lacan.
Le paragraphe en question fait référence au propos selon lequel notre expérience procède du malaise dans la civilisation et le corps contribue à ce malaise avec la peur. Le texte cerne le rapport corps/angoisse : « à partir de quoi avons-nous peur ? […] de notre corps […], ce que manifeste ce phénomène […] de l’angoisse ». On trouve également un élément supplémentaire : « L’angoisse […] se situe ailleurs que la peur dans notre corps. C’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps. […] C’est une peur de la peur. [2] » Cette peur au carré nous confronte au destin du corps face à l’angoisse, ou en d’autres termes à la déchéance et à la dissolution qui impliquent la perte ou la réduction de la « consistance mentale [3] » à laquelle on croit et qui constitue la base de l’idée d’avoir un corps. Qu’est-ce que ce soupçon de réduction ? C’est le soupçon d’une rencontre avec la dissolution de l’unité corporelle de l’homme, d’une unité conçue à partir de son image, qui crée aussi une certaine perspective de son monde. Il faut prendre en compte que « le sujet de l’inconscient […] embraye sur le corps [4] » et que c’est ce rapport avec l’Autre, le rapport symbolique, qui donne lieu à la possibilité de s’approprier son corps. Ce passage de l’organisme au corps, même si ce corps ne nous appartient pas totalement, car l’Autre est le corps, cette dissolution implique la rencontre avec l’im-monde, le réel, ce qui ne va pas.
La réduction mentionnée préalablement fait face au corps pulsionnel, où la dimension du semblant se dissout et le corps est réduit aux morceaux « comme éclats du corps [5] ». Cette rencontre avec le corps pulsionnel est en rapport avec la sexualité, avec ce qu’on ne comprend pas et qui, de ce fait, soulève des questions. La réponse du parlêtre à la peur qui émerge est le symptôme [6] singulier de chacun.
Références
[1] Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1971, p. 21.
[2] Lacan J., La troisième, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 40-41.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le Sinthome, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 66.
[4] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 537.
[5] Lacan J., La troisième, op. cit., p. 26.
[6] Lacan J. « 1974. Entretien au magazine Panorama, questions d’Emilio Granzotto », La Cause du désir, no 88, 2014/3, p. 167-168.