Écrire sur l'indépassable

Amal Wahbi

 

« Le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position [...], c'est de se rappeler avec Freud qu’en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie. [1] » Les artistes appréhendent le réel en y précédant l’analyste, telle est donc l’indication de Lacan.

« Je ne me suis jamais intéressée à la psychanalyse, comme vous le savez [2] », disait Annie Ernaux lors d’une entrevue accordée à Laure Adler « mais peut-être parce que je n'ai pas besoin de la psychanalyse et jusqu'à présent je n’en sens pas le besoin. »

Une écriture de l’impossible

Annie Ernaux écrit l’impossible à atteindre d’« une écriture où il n'y a ni commisération, ni lyrisme, mais simplement la volonté de rester au plus près des choses, du réel [3] ». « J'écris sur des choses qui me touchent depuis longtemps, des thèmes, des questions, des douleurs, que la psychanalyse appellerait indépassables [..]. Ces choses sont enfouies et j’essaie de les mettre au jour, mais d’une façon qui ne soit pas seulement personnelle. Il s’agit de sortir de moi-même, de regarder ces choses et de les objectiver. [4] »

 

Une écriture de l’interstice

Annie Ernaux écrit dans « l’interstice », entre le patois et le langage littéraire de la même façon que l’analysant se tient entre le langage et la lalangue. Ainsi dit-elle : « Le réel est très difficilement atteignable […] je suis par rapport au langage dans une position qui est celle de transfuge. J’ai vécu dans un monde où on parlait un langage où il y avait [...] du patois, du français incorrect, et puis il y a eu le langage de l’école, […] mais il y a ce réel de mon enfance qui se disait avec d’autres mots ou pas du tout avec des mots. C’est certainement dans cet interstice que je me situe [5] ».

           

Une écriture de l’indicible

Annie Ernaux écrit l’indicible : comme dans La honte, ce dimanche 15 juin 1952 alors que l’écrivaine est âgée de 12 ans, lorsque son père a failli tuer sa mère avec une serpe. C’est en entendant sa mère hurler « ma fille ! » qu’elle se précipite à la cave pour voir son père tenant sa mère d’une main et une serpe de l’autre. Cette scène est « la première date précise et sûre [6] » de son enfance dira-t-elle ; il n’y aura plus ensuite que l’avant et l’après de « la scène ». C’est à cette occasion qu’Annie Ernaux prend conscience de son statut dans l’échelle sociale et du regard dédaigneux des autres. « Je ne ressemblais plus aux autres filles de la classe. J’avais vu ce qu’il ne fallait pas voir. [...] Je suis entrée dans la honte [7] » écrit-elle. Voir ce qu’il ne fallait pas voir : se voir comme tache dans la réalité et devant y être vue, c’est ce qui constitue la honte. Lacan indique bien, à propos de la fonction du regard, ce moment où le sujet est surpris par le regard de l’Autre comme tout entier regard caché, « le regard est cet objet perdu, et soudain retrouvé, dans la conflagration de la honte, par l’introduction de l’autre. [8] »

« Écrire c’est rechercher le réel parce que le réel n'est pas donné d’emblée. C'est un acte politique [9] » dit Annie Ernaux. N’est-ce pas ce que Jacques Lacan attendait de l'acte analytique ? Transfuge, elle nous enseigne par sa quête du réel. Cela fait d’elle une héraldesse du malaise dans la civilisation. Son écriture est une écriture au couteau qui détache des morceaux de réel et nous enseigne sur la pratique de la lettre.

Nous nous souviendrons en lisant Annie Ernaux que parlêtres, nous sommes exilés du langage : transfuges donc.


Références

[1] Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 192-193.

[2] Série spéciale de L'Heure bleue sur France Inter consacrée à Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, « les tempos d'Annie Ernaux » en décembre 2022.

[3] Rérolle R., « Annie Ernaux. Entretien avec Raphaëlle Rérolle. » In Écrire, écrire, pourquoi ? Annie Ernaux : Entretien avec Raphaëlle Rérolle., Paris, Éditions de la Bibliothèque Publique d’Information, 2011. doi :10.4000/books.bibpompidou.1092

[4] Ibid.

[5] Série spéciale de L'Heure bleue sur France Inter consacrée à Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022, « les tempos d'Annie Ernaux », décembre 2022.

[6] Ernaux A., La honte, Paris, Gallimard, 1997, p.15.

[7] Ibid., p.108-109.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, textes établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 166.

[9] Rérolle R., « Annie Ernaux. Entretien avec Raphaëlle Rérolle. » In Écrire, écrire, pourquoi ? Annie Ernaux : Entretien avec Raphaëlle Rérolle., op. cit.

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