Argument

MALAISE ET ANGOISSE DANS LA CLINIQUE ET DANS LA CIVILISATION


Daniel ROY

 

Le titre que je vous propose pour notre prochain Congrès, qui se tiendra à Paris en mai 2023, est directement issu d’un passage du texte de Lacan intitulé La Troisième, qui est sa conférence prononcée à Rome le 1ernovembre 1974.

Voici ce passage : « C’est quand même du malaise, que quelque part Freud note comme le malaise dans la civilisation, que procède toute notre expérience »[1]. Le paragraphe suivant précise de quoi est fait ce lien de causalité directe entre le malaise au sens de Freud et l’ensemble de l’expérience analytique :

Ce qu’il y a de frappant, c’est que, à ce malaise, le corps contribue, et d’une façon dont nous savons très bien animer les animaux, si je puis dire, quand nous les animons de notre peur. De quoi avons-nous peur ? Cela ne veut pas simplement dire – à partir de quoi avons-nous peur ? De quoi avons-nous peur – de notre corps. C’est ce que manifeste ce phénomène curieux sur quoi j’ai fait un Séminaire toute une année, et que j’ai dénommé de l’angoisse. L’angoisse, justement, se situe ailleurs que la peur dans notre corps. C’est le sentiment qui surgit de ce soupçon qui nous vient de nous réduire à notre corps[2].

 

Le corps paye son tribut d’angoisse

Dans la perspective de cette citation qui me guide pour introduire ce thème, l’angoisse est la trace de la contribution de notre corps au malaise dans la civilisation, ce corps qui en devient « support-surface »[3] de ce qui fait « symptôme » dans notre civilisation, dans notre culture. Ce déplacement opéré par Lacan, dans son texte « Télévision »[4], du « malaise » au « symptôme », nous est devenu familier, pourtant il n’est en rien automatique, et il signale plutôt un franchissement, qui est celui que Freud effectue dans l’ouvrage Malaise dans la civilisation[5].

Je poserai que c’est par la voie de l’angoisse que ce franchissement s’opère. C’est par la voie de l’angoisse que, pour un sujet, son malaise dans la civilisation – son groupe humain, familial, de travail etc.–, pourra être lu, par lui, comme symptôme dans sa singularité. Et inversement l’affect du malaise est résonance dans le corps de ce qui fait symptôme dans la civilisation, ce dont témoignent spécialement les enfants et les adolescents d’aujourd’hui, souvent jusqu’au ravage, là où n’est pas reconnue l’angoisse.

Car la voie de l’angoisse est aussi bien la voie du désir, et « c’est en cela que l’angoisse est, dans l’affect du sujet, ce qui ne trompe pas »[6], comme le formule Lacan dans son Séminaire interrompu « Les noms-du-père », quand il veut faire entendre « le niveau radical où s’inscrit la fonction de signal de l’angoisse ». En effet, dans l’angoisse le sujet est affecté non seulement « par le désir de l’Autre », mais aussi « par la transformation directe de la libido », là où le signifiant défaille à l’inscrire. Ce nouage que réalise l’angoisse entre le corps, l’Autre et la pulsion, Lacan le repère déjà chez Freud dans l’Addenda de Inhibition, symptôme et angoisse[7], où celui-ci réexamine sa thèse première qui situe la pulsion sexuelle comme cause traumatique de la Realangst, dont la signification « d’angoisse réelle » a fait reculer les premiers traducteurs de Freud. Lacan formalisera ce nouage comme nouage réel-symbolique-imaginaire, à partir du moment où il considère l’angoisse comme signe de la présence de ce réel d’une jouissance.

L’angoisse surgit dans le moment et dans le lieu où notre corps se trouve affecté de se produire dans le réel comme corps organisé et de s’y maintenir dans sa forme, selon les deux opérations que Lacan isole pour introduire malaise et angoisse dans La Troisième[8]. Nous pouvons ici penser à ce qui est désigné comme phobie sociale ou comme phobie scolaire chez les plus jeunes, où le sujet ne peut plus franchir le seuil de sa maison ou de son école, sinon au risque d’un état de crise panique. Ce sont précisément des moments où le corps de l’être parlant se manifeste comme tout à fait hétérogène à son milieu, à son environnement, à son inscription dans son groupe social. Nous pouvons faire référence aussi à ces faits cliniques où le corps parlant devient massivement hétérogène à son statut de consommateur, au point de ne plus avoir de lieu où exister face à l’envahissement des déchets, dans le syndrome de Diogène ; ou hétérogène à son statut de conducteur au moment où il s’agit d’entrer dans le flux d’une autoroute ou de franchir un pont.

 

Monde / Im-monde

Ces moments et ces lieux de l’angoisse se distinguent précisément d’être ceux où l’être parlant « réduit à son corps » ne trouve pas à s’inscrire dans le monde en tant qu’il est imaginé par nous « comme monde, pour tous les animaux le même ». Soudain, cette condition de l’être parlant de se produire comme corps organisé et d’avoir à se maintenir dans sa forme ne s’inscrit plus pour lui comme destin dans ce monde-là, car « ce n’est évidemment pas monde qu’il est, c’est im-monde »[9].

Arrêtons-nous sur l’équivoque que Lacan saisit pour la faire résonner dans ce contexte. C’est une équivoque qui s’est glissée dans la langue française entre des mots qui ont évolué dans deux champs sémantiques apparemment très différents, à partir d’une origine commune, le terme latin mundus.

Le mot « monde » se présente comme définissant un ensemble, une totalité qui fait accueil à ce qui existe et à ceux qui existent, totalité à partir de laquelle peut s’opérer un certain nombre de distinctions signifiantes, cela va de « tout le monde » à « chacun vit dans son monde ». Le mot « monde » fonctionne ainsi comme un opérateur signifiant susceptible de créer autant de « mondes » que l’on veut et c’est cela qui lui confère sa puissance universalisante.

Le mot « im-monde » est celui qui produit l’équivoque, en se confrontant au monde, faisant surgir une double valeur.

D’une part, il désigne ce qui n’est pas le monde en tant qu’il est imaginé par nous comme partagé entre humains, animaux, plantes – tous les êtres vivants – et donc universel du fait que « l’unité de notre corps nous force à penser comme univers » : comme vivants, nous serions donc tous pareils et néanmoins chacun différent ; il nous reste à faire communauté avec les vivants qui nous entourent – douce utopie violemment ségrégationniste dans son principe !

D’autre part, il révèle l’objet rejeté, par excellence l’immondice, comme étant ce que sur quoi se fondent malaise et angoisse, et que Lacan a nommé objet (a) à partir de l’expérience analytique. Cet objet est précisément ce qui s’oppose au monde comme univers, car il se présente toujours comme « pièce détachée », selon le terme proposé dans son Cours par J.-A. Miller[10], qui n’aura pas d’autre place dans le « monde humain partagé », cher à Hannah Arendt, que celle qu’y occupe le désir, « oiseau céleste », à la fois index du manque et support de la fonction de plus-de-jouir.

 

L’objet et le plus-de-jouir

Cet objet rejeté est un objet absolument précieux quand il s’isole dans la cure analytique car, à se détacher de la pulsion dans l’angoisse, il en devient objet cause du désir. Dans cette chute de l’objet pulsionnel, scintille en effet, tel un météore, un rayonnement fugace de plus-de-jouir, seul reste réel de l’opération. C’est cette trace, inoubliable, qui peut faire « destin » pour le sujet, pour autant qu’elle se déclare comme désir dans le dire de l’analysant. Ce sont les désirs qui ici constituent « le sort des pulsions »[11], comme le dit Lacan dans l’un de ses tous derniers séminaires, le 18 mars 1980. La langue française permet de dire que les désirs font alors un « sort » aux pulsions, ils les désamorcent en tant que sources de malédiction, de mauvais sort, dont le sujet se plaignait jusqu’alors, et ils assèchent ainsi la féroce gourmandise du surmoi.

Mais un nouveau « sort » est venu s’ajouter à cette même place aux autres destins freudiens de la pulsion, avec l’arrivée dans notre monde d’objets « plus-de-jouir en toc »[12], les gadgets. Nous ne savons pas s’ils font bons ou mauvais sorts pour nous, mais nous pouvons dire qu’ils font désormais partie intégrante du malaise dans notre civilisation. Avec l’expérience de la télévision et de l’ordinateur connecté, et aujourd’hui des jeux vidéo et des portables, nous aurions toutes les raisons de penser que ces objets gagnent à tous les coups, qu’ils ont pris le pouvoir. Ce sont eux qui aujourd’hui font monde, qui universalisent notre monde, qui le mondialisent, qui le globalisent. Mais est-ce ainsi que nous devons considérer les choses ? Lacan pense que non. « Les gadgets gagneront-ils à la main ? Arriverons-nous à devenir nous-mêmes animés vraiment par les gadgets ? Cela me paraît peu probable, je dois le dire. Nous n’arriverons jamais vraiment à faire que le gadget ne soit pas un symptôme »[13]. Le même mois, dans une autre conférence, il ajoute : « Ils ont ceci de particulier de porter la marque de l’être qui les a fabriqués – il n’est rien qui n’aille plus vite au déchet que lesdits gadgets (…). Ça finit dans une décharge où on les démantibule. C’est tout à fait comparable au sort d’un être humain »[14].

Nous ne pouvons penser et donner à penser aux enfants du siècle que les gadgets sont le destin de notre monde et de nos existences, alors que comme tous les objets qui sont liés à notre corps, ils participent de l’im-monde. À ce titre, ils font malaise dans notre civilisation et ils sont symptômes de notre civilisation, de prétendre créer un plus-de-jouir en toc.

L’usage par Lacan, dans sa troisième conférence parlée à Rome, de l’équivoque monde/im-monde, fait surgir, en un éclair, un plus-de-jouir de la langue, de la lalangue. Cet acte de parole rend présent en tant que tel l’objet en cause dans le malaise. Il nous donne ainsi un repérage rigoureux de ce qui fait malaise dans notre civilisation : chaque fois que ça veut faire monde pour les êtres parlants ou pour un être parlant, l’im-monde est présent. Malaise et angoisse sont les signes de l’inscription des corps parlants dans cet im-monde, qui en constitue la doublure et témoigne du « ratage » de ce corps à faire du Un.

 

L’objet de toute notre attention

Cet objet au cœur du malaise et en place de cause de l’angoisse sera donc l’objet de toute notre attention. Nous disposons pour notre boussole de deux textes de J.-A. Miller, l’un « Une fantaisie »[15] qui tire les conséquences dans notre époque « hyper-moderne » d’une phrase de Lacan dans « Radiophonie » qui signale « la montée au zénith social de l’objet dit par moi petit (a) »[16], l’autre « Le salut par les déchets »[17], nous évoque immédiatement l’autre face de l’objet, déjà soulignée par cette phrase de Lacan : « la civilisation, c’est l’égout »[18], faisant référence à une conférence prononcée à Bordeaux. Ce qui fait civilisation, de fait, c’est bien la façon de se faire responsable de ce qu’elle rejette ! Question actuelle s’il en est.

Nos ressources ne sont pas minces pour aborder ces enjeux : les grands textes freudiens que sont Inhibition, symptôme et angoisse et Le Malaise dans la civilisation ; le Séminaire, Livre X, L’angoisse et son commentaire par J.-A. Miller, recueilli dans les numéros 58 et 59 de La Cause freudienne, et les nombreux travaux de nos collègues sur ces thèmes du malaise et de l’angoisse.

L’une de nos publications en langue anglaise est également très précieuse, qui recueille des émergences du malaise contemporain à partir de vignettes adressées par des correspondants de tous les pays de la NLS : je parle ici de The Lacanian Review Online, édité par nos collègues Jeff Erbe et Jorge Assef.

Je conclurai avec Freud et les premières phrases de son Malaise. Au tout début de son texte, face à l’opinion du moraliste qui dénonce que les humains ne voient pas les vraies valeurs de la vie, Freud apporte cette simple remarque : « Cependant, en portant un jugement général de cet ordre, on risque d’oublier ce que le monde humain et sa vie psychique ont de multicolore »[19].

Multiples couleurs donc, des jouissances, des désirs, des objets et des idéaux, et surtout des symptômes qui en sont pour nous, psychanalystes, la voie la plus sûre d’être réponse à la faille qui fait malaise dans notre civilisation et à l’objet dont l’angoisse fait trace dans nos subjectivités.


[1] Lacan J., La Troisième ; Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin éditeur, 2021, p. 40.

[2] Idem.

[3] Supports/Surfaces est un mouvement artistique qui fut l’un des groupes fondateurs de l’art contemporain français, tant en peinture qu’en sculpture. (Wikipedia)

[4] Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 530.

[5] Freud S., Le Malaise dans la civilisation (trad. B. Lortholary, présentation C. Leguil), Paris, Points Seuil, 2010.

[6] Lacan J., « Introduction aux Noms-du-Père », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 70.

[7] Freud S., « Complément relatif à l’angoisse », Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1953, p. 95.

[8] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 39. « Dans ce réel, se produisent des corps organisés, et qui se maintiennent dans leur forme » (idem).

[9] Ibid., p. 40.

[10] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Pièces détachées » (2004-2005), enseignement prononcé dans le Cadre du Département de Psychanalyse de Paris VIII, inédit.

[11] Lacan J., « Dissolution », Aux confins du Séminaire (texte établi par J.-A. Miller), Paris, Navarin éditeur, p. 65.

[12] Lacan J., Le Séminaire, Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 93.

[13] Lacan J., La Troisième, op. cit., p. 47.

[14] Lacan J., Le phénomène lacanien (nov. 1974), texte établi par J.-A. Miller, Section clinique de Nice, 2011, p. 14.

[15] Miller J.-A., « Une fantaisie », Mental n°15, février 2005, p. 9-27.

[16] Lacan J., Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 414.

[17] Miller J.-A., « Le salut par les déchets », Mental n°24, avril 2010, p. 9-15.

[18] Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit. p. 11 ; et « Mon enseignement, sa nature et ses fins », Mon enseignement, Paris, Seuil, 2005, p. 84-85.

[19] Freud S., Le Malaise dans la civilisation, op. cit., p. 43.




Eva Van Rumst