La survivance d’un corps bandé
William Delisle
L’accrochage poétique a été pour moi instantané lorsque j’ai lu pour la première fois un poème de Josée Yvon [1]. À l’époque, il était difficile de trouver ses recueils [2], ce qui n’était pas sans en rajouter sur l’aura sulfureuse qui la caractérise encore aujourd’hui, avec ses mots qui semblent porter sur un réel du sexe dont la cruauté est revendiquée.
Mais qu’est-ce que c’est, Josée Yvon ? Sa poésie sous amphétamine, crue et brutale, s’incarne dans des figures qui abolissent les limites de la sexualité : trans, lesbiennes-camionneurs, bandits homosexuels, jeunes prostitués, droguées, mythomane, « indienne » assassine, « taches », « cigale transigeante », etc. Sa mise en scène des pulsions remet en cause tout ce qui existe, dans un travestissement total des rapports entre les êtres et dans la violence qui les meut.
Travesties pour vivre, être pour se travestir, travesties du ciel et de la mort,
mais puisque nous sommes nés nus, chaque vêtement est travesti [3] !
Il n’y a pas pour J. Yvon de salut possible. Le brouillage est effectif : l’élan identificatoire est celui du sacrifiant au sacrifié, du tortionnaire à la victime. Ce qu’elle propose n’est pas un discours sur la sexualité, mais l’utilisation abrupte du langage comme un lieu-limite, afin de faire entendre les pulsions hors la loi. Sa langue percute de plein fouet une société qui écrase toute différence pulsionnelle. Et elle marque au fer rouge quiconque prête son corps à la lecture du poème. La destruction de la sexualité qu’elle opère amène le lecteur à s’identifier à ses personnages en tant que « bouts », « trognons[4] » de réel – perte actualisée dans le viol, la prise répétitive de drogues, le meurtre... Rien n’est laissé pour compte ni personne, tranquille. Pourtant, sa poésie est, dit-elle, marquée par un EXIT de survivance :
il faut quitter, toujours quitter
pour rester en vie
le contraire de la Belle au Bois Dormant
il faut partir, continuer
briser ces petits heurts de fracture
ne pas se retourner
à moins qu’on en soit incapable [5]…
On comprend pourquoi il n’était pas aisé pour les pontes de la contre-culture – les féministes, les critiques –, d’accepter cette poète enragée comme l’une des leurs. Elle parle de nous tous et toutes à travers ce désir que l’on pourrait interpréter avec la psychanalyse, au travers de ces mots-trognons qui veulent abolir les distinctions et les limitations sexuelles, comme un désir de résistance : la survivance d’un corps bandé.
J’ai étudié la résistance dans la cour d’école de l’amérique [6]
Références
[1] Née à Cartierville, à Montréal, en 1950, Josée Yvon est une poète, dramaturge et scénariste québécoise qui a marqué par son style trash le monde littéraire. Elle a écrit plusieurs recueils de poésie et participé à de nombreux événements poétiques importants au Québec. Elle est décédée des complications reliées au Sida en 1994.
[2] Depuis 2019, quatre recueils ont été (ré)édités : Travesties-kamikaze, Montréal, Les Herbes rouges, 2019 ; Danseuses-mamelouk, Montréal, Les Herbes rouges, 2020 ; Maîtresses-Cherokees, Montréal, Les Herbes rouges, 2021 ; Les laides otages, Montréal, Les Herbes rouges, 2022.
[3] Yvon J., Travesties-kamikaze, op. cit., p. 55.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre xxiii, Le sinthome (1975-1976), texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 123.
[5] Yvon J., Les laides otages, op. cit., p. 97.
[6] Yvon, J., Danseuses-mamelouk, op. cit., p. 106.