Peurs et angoisse, l’objet en question

Lilia Mahjoub

Freud en 1925

Dans son grand article de 1925, Inhibition, symptôme et angoisse, Freud a pour visée d’éclairer la spécificité de l’angoisse, d’en examiner les liens avec l’inhibition et le symptôme et, partant, de les distinguer. Il cherche un accès à l’essence de l’angoisse, à séparer la vérité de l’erreur, et il est clair que ce qui n’est encore qu’à l’état de notion ne se laisse pas saisir aisément.

Ainsi, écrit-il que l’angoisse est tout d’abord quelque chose de ressenti, un état d’affect, pour aussitôt ajouter qu’il ne sait pas non plus ce qu’est un affect [1] ; que c’est une sensation qui a un caractère évident de déplaisir, mais que nous ne pouvons pas désigner par l’angoisse n’importe quel déplaisir.

Dans son addendum[2] consacré à l’angoisse, après avoir lié celle-ci à l’attente, il lui attribue deux caractéristiques : l’indétermination, Unbestimmtheit, et l’absence d’objet, Objektlosigkeit, alors même que concernant cette dernière il avait précédemment noté qu’elle était la réaction à l’absence ressentie de l’objet, ce qui, on en conviendra, n’est pas dire qu’il n’y a pas d’objet. Et à plusieurs reprises, il pose que la perte de l’objet est la condition déterminante de l’angoisse [3]. D’ailleurs, il est souvent question dans son article d’absence éprouvée de l’objet, par exemple chez le nourrisson qui l’éprouve très tôt s’agissant de sa mère. Cette absence éprouvée devient le danger à l’arrivée duquel l’enfant « donne le signal d’angoisse [4] ». C’est donc bien en lien avec la présence et l’absence de l’objet que l’angoisse se situe. Or chez Freud le danger se confond avec l’objet.

Signalons encore que Freud ne mentionne dans cette étude qu’une seule fois le terme de peur [5]. L’angoisse change de nom et devient peur quand elle a trouvé un objet.

 

Lacan en 1957

Lacan avance, dès 1957, des pistes intéressantes pour distinguer l’angoisse de la peur, et ce, lui aussi, en s’appuyant sur le cas de phobie de Hans.

Il donne ainsi une indication précieuse sur l’angoisse qui est un moment de suspension du sujet entre « un temps où il ne sait plus où il est, vers un temps où il va être quelque chose où il ne pourra plus jamais se retrouver [6] ».

L’angoisse se produit chez Hans quand quelque chose apparaît sous la forme d’une pulsion (son pénis qui remue) et qu’il voit le piège, le leurre qu’a été pour lui, pendant longtemps, le paradis qu’il vivait avec sa mère. Si l’angoisse se manifeste au cœur de cette crise subjective, elle n’est toutefois pas là pour régler sa difficulté à assumer sa castration ; c’est la phobie qui le sort de l’angoisse qui mettra en jeu les signifiants nécessaires à cette assomption.

À partir de ce moment-là, avec le symptôme de la phobie, devant les chevaux d’angoisse, Angstpferde, ce n’est plus de l’angoisse que Hans éprouve, mais de la peur. Et des peurs il en a, notamment celles des chevaux qui mordent, des chevaux qui tombent et font du charivari. La peur est, contrairement à l’angoisse, quelque chose qui peut s’articuler, se nommer. Surgissent ainsi pour Hans de nombreux points dangereux qui vont restructurer son monde.

Le signifiant cheval n’est pourtant pas ce qui lui fait peur, sa fonction est de se prêter à toutes sortes de transferts. D’ailleurs Hans exprime une autre peur à son père : que celui-ci soit parti. Lacan souligne qu’ici la peur se manifeste sous la forme de l’absence d’un objet, ce qui donne à la peur un caractère irréel. « Hans a peur de l’absence du père, absence qui est là et qu’il commence à symboliser [7] ».

Par ailleurs ce qui fait peur à Hans, la morsure, la chute des chevaux, le mouvement, l’absence du père, s’avère autant craint que désiré, ce sont des « éléments signifiants à deux faces [8] ». Mais ces peurs sont mêlées à des cristallisations d’angoisse. Isoler la peur de l’angoisse reste donc encore complexe dans ce temps d’élaboration de Lacan.

 

Lacan en 1962

C’est en 1962 que Lacan fait un pas de plus. Il souligne que l’opposition de la peur et de l’angoisse, en fonction de leur position respective par rapport à l’objet, a rendu les choses confuses. Il considère que c’est une erreur d’avoir avancé que la peur avait un objet et qu’on a eu vite fait d’ajouter que la peur était adéquate à l’objet d’où part le danger.

Lacan, qui forge alors son objet a, avance non pas que l’angoisse n’a pas d’objet, ce qui a été déduit de certaines parties du discours de Freud, mais qu’elle n’est pas « sans objet [9] », ce qui ne veut pas dire qu’on sache de quel objet il s’agit. C’est une différence de taille.

Prenant trois exemples de peurs chez Anton Tchékhov, tirés de Frayeurs [10], Lacan montre que par rapport à l’angoisse qui n’est pas sans objet, la peur, elle, est sans objet. Dans ces trois peurs, il n’y a aucune menace, mais quelque chose qui se réfère à l’inconnu [11] ; « le sujet n’est ni étreint, ni concerné, ni intéressé au plus intime de lui-même [12] » contrairement à l’angoisse ; dans l’exemple du chien qui le regarde fixement et le suit, ce n’est pas du chien dont Tchekhov a peur, mais de quelque chose en arrière de celui-ci, le diable sans doute tel le chien de Faust qui occupe son esprit.

Lacan revient sur l’addendum B, pour pointer que Freud a aussi écrit que l’angoisse est essentiellement Angst vor etwas, « angoisse devant quelque chose [13] ». C’est là qu’il distingue la Realangst – traduite par l’angoisse de réel ou l’angoisse devant un danger réel – de l’angoisse névrotique. Or, il ne faut pas confondre le réel, tel que Lacan le conçoit, avec la Realangst qui qualifie le danger dont parle Freud – ce serait une traduction inexacte. L’angoisse réelle de Realangst ne concerne pas le réel lacanien, notamment parce que Freud précise que dans cette angoisse devant un danger réel, ce danger est connu, alors que dans l’autre angoisse, névrotique, le danger ne l’est pas.

Seule la question du réel, telle que Lacan l’avance, peut nous orienter sur cette fonction opaque de l’angoisse.

Ainsi c’est cet etwas devant lequel l’angoisse se manifeste « comme signal [qui] est de l’ordre de l’irréductible du réel [14] », en d’autres termes l’angoisse est le signal du réel. Cet irréductible, Lacan l’a formalisé avec l’objet a, en tant que c’est ce qui reste de la division subjective du sujet, à savoir l’objet perdu.

Lacan nous donne ainsi la clé de ce que Freud désigne par perte de l’objet.

C’est à cet objet perdu que nous avons affaire tant dans le désir que dans l’angoisse. Comme signal du réel, parmi tous les autres signaux, l’angoisse est celui qui ne trompe pas, contrairement à la peur qui est liée à l’imaginaire et au symbolique. Cet affect de l’angoisse ne signale pas au sujet son désir, mais « la sensation du désir de l’Autre [15] », de « l’Autre réel [16] » ; car c’est la voie de l’Autre via le passage par l’angoisse qui a permis au sujet de se réaliser.

 

Aujourd’hui

Au sein du malaise, autrement dit des symptômes que charrie aujourd’hui notre civilisation, il convient de ne pas trop confondre en effet les peurs et l’angoisse. Il est aussi crucial préalablement de bien distinguer le symptôme de l’angoisse, comme l’ont fait Freud et Lacan. La place et la fonction de l’objet en dépendent.

C’est avec le discours analytique que Lacan élève en position de semblant cette pollution [17] qu’est l’objet a, ce qui n’est pas la même chose que de le produire ou de lui faire cracher un savoir qui se croit absolu, comme le font les discours qui nous gouvernent – que ce soit le capitaliste ou le scientifique, lequel discours est du côté du maître [18] – et de susciter ainsi des peurs, ces peurs qui paralysent (repli sur soi), font prendre la fuite ou font délirer, comme nous le voyons avec ce qui affecte le monde (virus, guerres, etc.).

L’angoisse est une dimension pour le moins préservée dans la psychanalyse, remarquait Lacan, à savoir que c’est la voie de passage entre « le retour à un cosmisme assuré et le maintien d’un pathétisme historique [19] ». Parions sur le discours analytique pour continuer à le faire.


Références

[1] Cf. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Bibliothèque de psychanalyse, Paris, puf, 1971, p. 55.

[2] Cf. Ibid. p. 94.

[3] Cf. Ibid., p. 63.

[4] Ibid. p. 62. 

[5] Cf. Ibid. p. 94. 

[6] Lacan J., Le Séminaire, livre iv, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mars 1994, p. 226.

[7] Ibid., p. 346.

[8] Ibid., p. 359.

[9] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mai 2004, p. 105.

[10] Cf. Tchékhov A., « Frayeurs », Œuvres complètes, tome 1, La Pléiade, Paris, nrf, Gallimard, 1967, p. 1211-1215.

[11] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, op. cit., p. 187.

[12] Ibid.

[13] Ibid., p. 185.

[14] Ibid., p. 188.

[15] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre ix, « L’identification », leçon du 4 avril 1962, inédit.

[16] Ibid.

[17] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xix, …ou pire, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, août 2011, p. 218.

[18] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre xvii, L’envers de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mars 1991, p. 174.

[19] Lacan J., Le Séminaire, livre x, L’angoisse, op. cit., p. 49.


anxiety, angoisseEva Van Rumst