Le surmoi culturel ou l’exigence d’universalité
Lieve Billiet
En 1930, Freud situe la source du malaise dans la civilisation dans la tyrannie du surmoi qu’il voit à l’œuvre aussi bien au niveau culturel qu’au niveau individuel.
Au niveau culturel, le surmoi prend la forme d’un impératif d’amour universel : tu aimeras ton prochain, sans distinction, pour le seul et simple fait qu’il est un être humain. Selon Freud, cet impératif est irréalisable et inacceptable. Il est irréalisable car « l’être humain n’est pas un être doux, ayant besoin d’amour et capable tout au plus de se défendre quand on l’attaque, mais […] il peut se targuer de compter au nombre de ses dons instinctifs une grosse part d’agressivité [1] ». Il est inacceptable, car « quand j’aime quelqu’un d’autre, il faut nécessairement qu’il le mérite d’une façon ou d’une autre. […] Il le mérite si, pour de grandes parts, il me ressemble tellement que je puisse, en lui, m’aimer moi-même ; il le mérite s’il est à ce point plus parfait que moi que je puisse aimer, en lui, mon idéal de ma propre personne ; je ne peux pas ne pas l’aimer s’il est le fils de mon ami, car la douleur de mon ami, quand une souffrance l’atteint, serait aussi ma douleur [2] ». Ce que j’aime donc finalement dans l’autre, c’est mon moi idéal, mon idéal du moi ou mon manque.
À cette thèse freudienne – ce que j’aime dans l’autre, c’est moi-même –, Lacan ajoutera que ce que je hais dans l’autre, c’est aussi moi-même : « le prochain a sans doute cette méchanceté dont parle Freud, mais […] elle n’est autre que celle devant laquelle je recule en moi-même [3] ». En effet « qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose approcher ? Car dès que j’en approche […] surgit cette insondable agressivité devant quoi je recule [4] ». Lacan qualifie du terme d’extimité [5] ce cœur proche et étranger. « Le prochain, c’est l’imminence intolérable de la jouissance [6] » qui est située, dit-il, « à une place que nous pouvons désigner du terme d’extime, conjoignant l’intime à la radicale extériorité [7] ».
En 2023, la subjectivité de l’époque n’est plus celle de 1930. Le surmoi culturel ne prend plus la forme d’un impératif d’amour universel, mais il se présente comme un impératif des droits universels, une exigence de verticalité et d’égalité, un humanisme universel [8]. Lacan prédisait que la tendance à l’universalisation, qui est un effet du discours capitaliste et du discours de la science, donnerait lieu à un processus de ségrégation et de racisme de plus en plus dur. C’est que la jouissance résiste à l’universalisation. Et que, d’être niée ou rejetée au niveau de l’universel, elle fait retour dans le réel. « Tous égaux » sans doute, mais pas en ce qui concerne la jouissance. Le racisme contemporain vise la jouissance de l’Autre [9]. Mais cette jouissance de l’Autre, c’est finalement ma jouissance. À ce point opaque du réel, la distinction entre Moi et l’Autre s’efface. La haine de la jouissance de l’autre, c’est la haine de ma propre jouissance.
Références
[1] Freud S., Le malaise dans la civilisation, Paris, Points, 2010, p. 119.
[2] Ibid., p. 115-116.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre vii, L’éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986, p. 233.
[4] Ibid., p. 219.
[5] Ibid., p. 167.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 225.
[7] Ibid., p. 249.
[8] Miller J.-A., « Les causes obscures du racisme », Mental, novembre 2018, no 38, p. 143.
[9] Ibid., p. 148.