Nouvelles guises de l’objet
Florencia F. C. Shanahan
C’est avec une orientation solide et ferme que nous nous acheminons vers le Congrès de la NLS 2023. Orientation par le réel, dans la clinique comme dans la civilisation, en empruntant la voie que l’angoisse constitue. Et, selon cette orientation, l’objet a (que Lacan a appelé sa seule invention) prend la fonction d’être ce passage. D’où il découle, d’après la présentation que Daniel Roy fait du thème, que « l’angoisse est la trace de la contribution de notre corps au malaise dans la civilisation [1] ».
Cette trace est signalée par l’objet que Jacques-Alain Miller a mis en lumière comme ce qui est monté au zénith social, « élément intensif qui périme toute notion de mesure, […] qui va vers le sans mesure, suivant un cycle […] de renouvellement accéléré, d’innovation frénétique. » Il est « […] la boussole de la civilisation d’aujourd’hui […] le principe du discours hypermoderne de la civilisation [2] ». Soulignons ce syntagme, « innovation frénétique », et ses résonances, afin d’explorer ces « nouvelles guises de l’objet ».
Nous pouvons rapprocher ce point de la thèse de Zygmunt Bauman sur notre temps : « [D]ans une modernité solide, qui avait tendance à produire des statuts solides où réenraciner ce qui avait été déraciné, la voie royale vers la réussite était de se loger dans un statut préfabriqué et de s’y adapter, […] [mais] dans une modernité liquide, le secret de la réussite est de ne pas être indûment conservateur, d’éviter de s’habituer à un statut particulier, d’être mobile et toujours présent, de faire la preuve que l’on est le véritable élément nécessaire à la flexibilité, toujours disponible, prêt à rebondir - plutôt qu’un conformiste qui s’en tient à une forme préétablie [3] ».
D. Roy écrit dans son argument : « Cet objet au cœur du malaise et en place de cause de l’angoisse sera donc l’objet de toute notre attention » [4].
Ce n’est pas par hasard que le déficit de l’attention est devenu le nom d’un trouble qui accompagne souvent la soi-disant hyperactivité des enfants et des adolescents. Des corps déchaînés, qui refusent de se tenir tranquilles. Mais aussi des corps hypervigilants, sur le qui-vive, paralysés, ou retranchés dans l’isolement. Calmés ou excités par différentes substances, gavés, vidés, découpés, percés, tatoués, rossés, en burnout à force de travailler ou amorphes, la topologie qui permet à un corps et au monde dans lequel il est plongé de constituer des lieux viables est loin d’être évidente. L’objet a vient indiquer le lieu où un lien peut être produit.
Cependant, ce corps et ce monde ne sont pas ce que nous pourrions croire, et l’objet a est là pour nous rappeler que « le sujet n’a pas un rapport direct au monde, mais qu’il y a foncièrement médiation du désir […]. Sans doute s’agit-il du corps dans l’affect, mais plus exactement des effets de langage sur le corps – ces effets […] de découpage, de dévitalisation, de vidage de la jouissance, c’est-à-dire, selon le terme de Lacan, d’autrification du corps [5] » .
Parler de « guises de l’objet » marque d’emblée la dimension du paraître, du semblant, mais aussi celle du déguisement, du « se faire beau », et même de l’habitude, de la coutume, de la mode et du style.
La psychanalyse est une expérience née de la vérification que notre attention n’est jamais là où nous croyons, et que ce sont les brouillons, les résidus et les échecs de ce que nous tenons pour nos actions intentionnelles qui recèlent la clé de ce qui nous meut dans la vie, de ce qui nous anime.
L’objet a n’est pas seulement l’enforme de l’Autre [6] , il est aussi le noyau de la pulsion. « Le petit a, quand il est désigné comme structure topologique et comme consistance logique, a […] la substance du trou, et c’est ensuite des pièces détachées du corps qui viennent se mouler sur cette absence. » [7].
Confrontée aux nouvelles guises de l’objet, une analyse est le pari qu’un sujet arrivera à un savoir sur la cause de son désir et aussi de sa jouissance, et qu’il inventera un nouvel usage pour l’incurable de la pulsion, un usage qui ne dépende pas du « pour tous » mais de la fonction particularisée de l’objet a pour chacun.
L’objet lacanien n’est pas un objet du monde, mais la fonction du trou que la perte introduit pour le parlêtre. En tant que tel, il implique toujours le corps et ce qui excède celui-ci. Au-delà des images et de leurs formes, au-delà des noms et de leurs métaphores, la substance jouissante trouve dans la marque du singulier la voie du symptôme.
Là où le capitalisme, en proposant l’objet de consommation comme partenaire, « laisse de côté […] les choses de l’amour [8] », la psychanalyse propose une voie qui n’est pas dépourvue d’angoisse, la voie du transfert, « qui fait exister l’inconscient comme savoir [9] » .
Une jeune femme vient me parler de la difficulté qu’elle rencontre à « nouer une relation amoureuse dans le cadre du dating pratiqué actuellement ». Ses amis la pressent de se barder de toutes sortes d’applications et de signifiants qui la brancheraient sur des modes de jouissance prêts-à-porter. Au lieu de quoi, elle choisit de faire une analyse, de trouver sa propre voie. Elle rencontre quelqu’un et, non sans angoisse, elle s’écrie : « Pour vous donner une idée d’à quel point il me plaît… j’écoute ses messages en 1x ! » [10]
Traduction : Dominique Chauvin
Références
[1] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation ». Argument du Congrès de la NLS 2023. https://www.amp-nls.org/wp-content/uploads/2022/07/Argument-MALAISE-ET-ANGOISSE-DANS-LA-CLINIQUE-ET-DANS-LA-CIVILISATION.pdf
[2] Miller J.-A., Une fantaisie, Conférence à Comandatuba. VIIIe congrès de l’AMP, 2004, L’ordre symbolique au XXIe siècle. Mental n° 15, Paris, février 2005, p. 11 et http://2012.congresoamp.com/fr/template.php?file=Textos/Conferencia-de-Jacques-Alain-Miller-en-Comandatuba.html
[3] Bauman Z. et Tester K., La ambivalencia de la modernidad y otras conversaciones, Barcelona, Paidós, 2002, p. 125-126. Inédit en français. Traduction libre. C’est moi qui souligne.
[4] Roy D., « Malaise et angoisse dans la clinique et dans la civilisation », ibid.
[5] Miller J.-A., « Les affects dans l’expérience analytique », La Cause du désir n° 93, Paris, Navarin, 2016, p. 109.
[6] Lacan J., Le Séminaire, livre xvi, D’un Autre à l’autre, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2006, p. 311.
[7] Miller, J.-A., « Une lecture du Séminaire D’un Autre à l’autre », La Cause freudienne. n° 64, Paris, Navarin, 2006, p.149. Voir aussi « El objeto a en la experiencia analitica », COL, EOL-Grama, 2022.
[8] Lacan J., Je parle aux murs. Entretiens de la chapelle de Sainte-Anne, Paris, Seuil, 2011, p. 96.
[9] Miller, J.-A., Une fantaisie, op. cit.p. 27.
[10] À savoir, écouter les messages en accéléré, ce qui est possible avec certaines applications.