Science et pulsion de mort avec Michel Houellebecq
Dominique Rudaz
Dans l’épilogue des Particules élémentaires, Michel Houellebecq nous présente un futur où l’humanité a disparu, remplacée par « une espèce apparentée, reproductible par clonage, […] asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir [1]». On découvre que le narrateur est lui-même un de ces nouveaux êtres, et que tout l’ouvrage est un hommage à l’humanité disparue, à « cette espèce […] qui, pour la première fois de l’histoire du monde, sut envisager la possibilité de son propre dépassement [2]».
Il est intéressant de voir la progression de ce roman, à la texture nettement mélancolique : les protagonistes, l’un après l’autre, sombrent dans l’angoisse, la haine, la maladie, le crime, le suicide… Nous avons la destructivité déchaînée de la pulsion de mort. Mais c’est seulement dans l’épilogue que ce vecteur croissant arrive à son apogée, avec la disparition même de l’espèce humaine. Dans cette fiction de M. Houellebecq, le « dimanche de la vie » [3] ne se réalise pas par les guerres napoléoniennes ou les goulags staliniens, mais bien par la science.
Pourtant, tout en étant au cœur de la pulsion de mort, cet apogée n’est pas un cri de fureur, comme le montre bien le style narratif de l’épilogue : sobre, descriptif. « Le caractère acéphale du signifiant dans la science nous conduit à rapporter la science à la pulsion – la pulsion est ce vecteur acéphale –, et même à la pulsion de mort. [4]» C’est le versant silencieux de la pulsion (de mort) qui opère tout seul, inanimé et inéluctable [5], s’enracinant et se propageant dans le vivant : « tout code génétique, quelle que soit sa complexité, pouvait être réécrit sous une forme standard, structurellement stable, inaccessible aux perturbations et aux mutations [6]».
Dans cet épilogue, M. Houellebecq décrit donc le triomphe de la science sur toute autre forme de discours : religieux, philosophique, voire psychanalytique : « Le ridicule global dans lequel avaient subitement sombré, après des décennies de surestimation insensée, les travaux de Foucault, de Lacan, de Derrida et de Deleuze, ne devait sur le moment laisser le champ libre à aucune pensée philosophique neuve, mais au contraire jeter le discrédit sur l’ensemble des intellectuels se réclamant des “sciences humaines” [7]».
Que pouvons répondre, nous psychanalystes, à cette fiction de Houellebecq ? Peut-être que dans ce binarisme – d’une part la science, et de l’autre les humanités – la psychanalyse reste incasable : ce n’est pas une science, mais ce n’est pas non plus un discours qui fait partie des humanités [8]. Tout en étant à la page des avancées scientifiques, tout en étant lucide par rapport au caractère acéphale et silencieux du signifiant dans la pulsion et vis-à-vis de la jouissance en jeu – soit ici celle du mélancolique, avec son penchant mégalomaniaque – elle parie néanmoins sur la parole et le sujet : dites, je vous écoute !
Ne pourrait-on pas soutenir alors – en reprenant les mots mêmes de M. Houellebecq – que la psychanalyse serait la seule science-humaine dans ce nouveau millénaire ?
Références
[1] Houellebecq M., Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 2021, p. 424-425.
[2] Ibid., p. 435.
[3] Cf. Queneau R., Le Dimanche de la vie, Paris, Gallimard, 1973, cité par J. Lacan, Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Éditions de La Martinière / Le Champ freudien, 2013, p. 413.
[4] Miller J.-A., Comment finissent les analyses, Paris, Navarin Éditeur, 2022, p. 116.
[5] Cf. Ansermet F., « Les défis du vivant », posté sur le blog du Congrès NLS 2023, notamment les deux versants de la pulsion décrits par Freud dans l’Abrégé de psychanalyse : https://nlscongress2023.amp-nls.org/blogposts/franoisansermet
[6] Houellebecq M., Les Particules élémentaires, op. cit., p. 424.
[7] Ibid., p. 432.
[8] Cf. Miller J.-A., op. cit., p. 114-115.