« Pourquoi la guerre », aujourd’hui ?

Cecilia Naranjo

  

En 1935, la question d’Einstein, « Existe-t-il un moyen d’affranchir les hommes de la menace de guerre ? [1] », soit « Comment la paix ? » et que Freud interprète en « Pourquoi la guerre ? », résonne de l’espoir que l’homme puisse s’en trouver préservé. Elle est à la fois politique : sur les conditions d’existence d’un organe garantissant la paix internationale ; et thérapeutique : sur la recherche d’une voie psychique qui prémunirait l’homme de ses pulsions haineuses, pour déjouer la fatalité de la guerre.

Or Freud n’a pas l’illusion que des méthodes éducatives, thérapeutiques, ou des dispositifs de contrainte s’appuyant sur le droit suffiraient à garantir la paix. Il propose une réponse par la culture : « tout ce qui promeut le développement culturel œuvre du même coup contre la guerre [2] ». Mais la pulsion n’est pas éducable et si seule la civilisation peut empêcher la guerre, elle la provoque pourtant par le renoncement pulsionnel exorbitant qu’elle impose. Ni à l’intérieur ni hors de la civilisation, la guerre lui est extime.

Lacan critique de ce texte l’approche « scientifique » de ce qui touche au réel. Que Freud réponde sérieusement à Einstein sur le terrain de la prévention laisse entendre la possibilité d’un savoir universel applicable à toute guerre, d’une solution calculable. Or si la victoire est imprévisible, c’est parce que « du combattant on ne peut pas calculer la jouissance [3] ». Ce qui est déterminant n’est pas la raison, les règles ou une instance tierce, mais la jouissance. Avec Lacan se dessine un nouage entre le réel de la guerre comme impossible à supporter dans la civilisation, sa dimension imaginaire et une logique de discours qui en est sa condition [4].

Si ses modalités changent, la guerre ne cesse pas. Nous vivons désormais dans un monde à la fois mondialisé et implosif, où les progrès technologiques remplacent le père par le chiffre, permettent un accès dérégulé aux produits de consommation, mais aussi à une guerre sans les corps combattants et retransmise en direct. Ces remaniements convergent en un déchaînement pulsionnel sur la scène du monde. La psychanalyse s’intéresse à la guerre en tant qu’elle transpose au niveau du groupe la saloperie [5] à laquelle chaque sujet a intimement affaire, pour en saisir quelque chose du réel. Il en va de l’éthique freudienne des conséquences, à l’envers de la belle âme d’Einstein.

Freud et Lacan nous ont transmis le devoir de lire la « subjectivité de [notre] époque [6] » et même d’opérer sur son contexte discursif. Si nul ne peut calculer l’issue de la guerre – et donc en contrepoint de la question rhétorique de Freud à la fin de son texte : que faire d’autre qu’attendre que les autres deviennent pacifistes ? [7] –, la psychanalyse, sachant l’irréductible de la jouissance, dégagée des idéaux, sans optimisme ni pessimisme, a à répondre d’un engagement dans la parole, et peut s’adresser à une « opinion éclairée [8] » en soutenant le bien dire, contre le déchaînement de la pulsion de mort.


Références

[1] Einstein A., Freud S., Pourquoi la guerre ?, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 38.

[2] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, Idées, Problèmes, vol. ii, Paris, puf, 2002, p. 215.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre xxi, « Les non-dupes errent », leçon du 20 novembre 1973, inédit.

[4] Cf. ibid.

[5] Lacan J., Le Séminaire, livre xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 232.

[6] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[7] Freud S., « Pourquoi la guerre ? », Résultats, Idées, Problèmes, op. cit., p. 215.

[8] Cf. Miller J.-A., Lettres à l’opinion éclairée, Paris, Seuil, 2002.


war, guerreEva Van Rumst