Le chagrin climatique

Abe Geldhof

« L’éphémère destinée », aujourd’hui

Que les psychanalystes commencent à s’intéresser au drame écologique peut surprendre certains. Lacan avait pourtant indiqué à « celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque [1] » qu’il renonce plutôt à la pratique analytique.

Aujourd’hui, nous assistons à ce que les scientifiques appellent la troisième vague d’extinction. Nos corps et nos désirs sont impactés. Parler, dans ce contexte, de changement climatique est un euphémisme inacceptable. Nous avons plutôt à faire à un dérèglement [2] et à une destruction de notre environnement. Nous pouvons d’ores et déjà prévoir que les nouveaux flux migratoires mettront à rude épreuve les liens sociaux. Le dépérissement du paysage au Soudan du Sud et la guerre climatique, qui en découle, constituent à ce propos une perspective sombre, mais prémonitoire [3].

À quelle nouveauté sommes-nous donc confrontés ? Comment en sommes-nous affectés ? Et pourquoi les psychanalystes devraient-ils s’en préoccuper ?

Éric Laurent dit très bien la nouveauté à laquelle nous sommes confrontés : « La considération des effets du réchauffement climatique ouvre une dimension que l’effet des armes de destruction massive voilait encore. C’est l’activité humaine comme telle, au-delà de ce qui peut se produire dans l’antagonisme des guerres, qui met en péril l’espèce humaine. [4] » La bombe atomique pouvait en effet encore nous faire croire qu’il suffisait d’arrêter le fou, l’unique fou, celui qui allait anéantir l’espèce humaine. Avec le dérèglement climatique, il devient clair que l’autodestruction ne dépend plus de personne – ou, plutôt, de tout un chacun.

Que cette situation nous affecte, cela s’entend dans notre pratique : les jeunes ne voient plus d’avenir pour eux-mêmes, les adultes n’en voient plus pour leur progéniture qu’ils hésitent à mettre au monde. Ce qui n’est pas sans nous évoquer l’échange entre Freud et Rilke sur « L’éphémère destinée [5] ». Mais sommes-nous toujours confrontés à cette éphémère destinée qui était celle du début du xxe siècle ? Nous renvoyons à ce propos au roman L’erreur [6] de l’écrivain tchèque Marek Šindelka, qui laisse entendre que l’ombre d’une faute commence à tomber sur l’homme moderne, provoquant, dit-il, un chagrin climatique. Pas tout le monde, cependant, ne réagit de manière mélancolique à cette situation climatique. Certains veulent simplement vivre plus vite et plus intensément, comme ces athlètes qui, entendant le coup de sifflet final, veulent passer à la vitesse supérieure.

En tout état de cause, et comme l’a souligné Geert Hoornaert [7], le dérèglement climatique relève de notre rapport à la jouissance. Virginie Leblanc ajoutait lors d’une conversation au Kring voor psychoanalyse qu’il modifie aussi le lien social. Et jouissance et lien social, c’est le champ même de la psychanalyse.


Références

[[1] Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 321.

[2] Lynas M., Six degrés, Dunod, Paris, 2008 ; Six degrees, New York, Harper Collins, 2021.

[3] Welzer H., Les guerres du climat : pourquoi on tue au xxiᵉ siècle, Paris, Folio actuel, 2012 ; Climate Wars. What People Will Be Killed For in the 21st Century, Cambridge, Polity Press, 2017.

[4] Laurent É., « L'angoisse du savant et son symptôme écologique », Mental, no 46, novembre 2022, p. 25.

[5] Freud S., « L’éphémère destinée », Revue Française de Psychanalyse, no xx, 1956, p. 307-315.

[6] Šindelka M., Aberrant, Prague, Twisted Spoon Press, 2017 – Aberrant a été traduit en français par L’erreur, et en néerlandais par Le chagrin climatique.

[7] Hoornaert G., « Ordres des ordures », Mental, no 46, novembre 2022, p. 46-56.